« Je suis né quelque part ... »
En 1952, au bas du versant sud de la Butte, entendez la Butte Montmartre à Paris, vivait Mathilde Millot, auxiliaire de puériculture. Elle travaillait de nuit dans une clinique de Montreuil. Elle sous-louait une chambre de bonne au sixième étage d’un immeuble bourgeois de l’avenue Trudaine. Le logement n’avait pas l’eau courante. Les toilettes communes à plusieurs piaules étaient sur le palier.
L’épicier de l’avenue utilisait de longs carnets à l’effigie des vins Kiravi pour poser les additions de ses clientes ; dès le milieu du mois, il faisait crédit à Mathilde et gardait les notes dans son tiroir jusqu’à la prochaine paie. Le boucher de la rue Rodier procédait de même, mais sur l’épais agenda à couverture noire où il inscrivait les commandes.
Le 7 juillet 1952, Mathilde fêta ses quarante-deux ans. Un mois plus tard, le 5 août, naquit son fils Georges à l’hôpital Lariboisière. Elle dut laisser l’enfant plusieurs semaines en pouponnière. La fenêtre donnait sur le métro aérien entre les stations Barbès et La Chapelle. Les rames Sprague rouges et vertes grondaient au-dessus des berceaux.
En guise de palais, la chambre de bonne abrita l’enfance de Georges. Le square d’Anvers, le jardin du Sacré-Cœur et le Bois de Boulogne constituèrent ses terrains jeux. Il reçut l’enseignement primaire à l’école de la rue Turgot, puis le secondaire au lycée Condorcet, de la sixième à la khâgne. Il suivit aussi l’enseignement religieux, « l’école du dimanche », aux temples réformés de la rue Milton et du boulevard des Batignolles.
Jusqu’à dix-huit ans, Georges vécut ainsi chez sa mère, dans ce foyer où, bien plus que l’eau courante, brillaient par leur absence un père, une sœur, un frère, une famille. Aux vacances simplement, il arrivait que l’on partît dans l’Est de la France pour rejoindre une marraine et un parrain en Franche-Comté ou une tante et un oncle en Alsace.
Un goût précoce pour la littérature.
Mathilde Millot n’avait que le Certificat d’études, mais elle connaissait la littérature de manière étonnamment complète et fine. Georges la voyait le plus souvent un livre sous les yeux, quel que fût l’endroit, quelle que fût l’heure. Elle communiqua à son fils l’amour des textes et l’admiration pour des auteurs tels que Rousseau, Chateaubriand, Saint-Exupéry, Erckmann-Chatrian, Rolland, Martin du Gard et Gorki.
Dès le cours moyen, Georges se plut à écrire les rédactions. Il ne les considéra jamais comme des exercices. Il n’avait rien contre les mathématiques, mais en quatrième, ses résultats en cette matière décrochèrent définitivement. Il essaya pourtant de se maintenir en section scientifique. Heureusement, M. Bernex, son professeur de lettres en seconde convainquit sa mère de mettre en accord la scolarité et les dispositions de l’élève Millot. Celui-ci fut aiguillé vers la section A.
En terminale, la philosophie rejoignit d’un coup la littérature au Panthéon de ses passions. Les devoirs n’étaient jamais assez longs pour préciser une image poétique ou vérifier la rigueur d’un raisonnement.
Mais Georges ne réussit pas à intégrer l’École normale supérieure. Il abandonna les études au cours de sa deuxième année de khâgne.
Une affectation professionnelle non prédestinée.
Le proverbe ne dit-il pas : faute de grives, on mange des merles ? Après ses échecs aux concours de l’enseignement supérieur, Georges réussit celui d’adjoint administratif à l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris. Le 1er février 1975, il fut reçu par le directeur de l’hôpital Beaujon qui, non sans malice, lui proposa un poste aux Services Financiers :
« - J’espère que vous aimez les chiffres ?
- Monsieur, comme je vous l’ai dit, j’ai fait des études de lettres et de philosophie…
- Justement, il y a beaucoup de philosophie dans les chiffres ! »
Moyennant quoi, Georges resta à ce même bureau jusqu’en 2011 ! Il devint militant politique et syndical.
Pour autant, l’amour de la comptabilité n’avait pas remplacé en lui le besoin de lire et d’écrire. Il s’essayait à des recueils de poésies. Il composait des nouvelles. Surtout, il produisait des romans, encore des romans, toujours des romans, qui s’appelaient Nomade immobile, Rue de Naples, Flam… Aucun ne parvint à convaincre un éditeur.
À la longue, Georges aurait pu se décourager. Mais l’envie d’écrire renaissait toujours, avec l’imagination de nouveaux sujets.
Un détour hors du champ romanesque.
En 2008, un essai lui permit d’être édité pour la première fois : Une vie avec les mains qui tremblent. Ce court récit est publié aux éditions L’Harmattan.
Depuis la plus petite enfance en effet, Georges a eu à combattre une affection neurologique qui se nomme le tremblement essentiel. Ce handicap complique chaque acte de l’existence, entraîne une considérable dépense d’énergie et sape le moral en faisant redouter le regard des autres, voire leur contact.
Cette maladie se déclare en général vers l’âge de soixante ans et passe encore souvent pour de la sénilité, voire la conséquence d’un alcoolisme caché. C’est déjà pénible. Mais quand elle accompagne tous les stades de l’existence, il faut construire toute sa personnalité autour d’elle. Pour ne prendre qu’un exemple, combien d’adolescents sont-ils aptes à ne pas accorder trop d’importance à leur apparence ? Pas Georges Millot, en tout cas.
Il mit bien des années à prendre de la distance. Il parvint à rire au souvenir des maladresses humiliantes et des frustrations désespérantes causées par son aptitude à « sucrer les fraises ». Un psychologue, Thierry Hergueta, le convainquit d’écrire le récit de sa vie. « Combien de personnes souffrent du même mal que vous ! Cela leur ferait du bien de lire le récit de quelqu’un qui tremble et dont pourtant la vie est heureuse ».
Sur la couverture, le nom de l’auteur est remplacé par l’anagramme Greg Tomsoleil. Tant qu’à se mettre en lumière… L’ouvrage n’est pas un best-seller, mais plusieurs retours de lecteurs laissent penser qu’il atteint parfois son objectif de consolation.
Naissance d’un premier roman
Georges n’avait toujours pas cessé d’écrire souterrainement des romans. Depuis dix ans, il travaillait même à un projet d’assez grande envergure.
Ayant choisi d’ancrer ce récit dans l’Est de la France, il voyageait sur les traces de ses futurs personnages. Retournant sur les lieux de ses vacances d’enfant, il enquêtait sur des milieux qui rappelaient celui qu’il désirait décrire.
Il ne voulait ni faire un traité d’historien déguisé en roman, ni décrire avec maladresse le monde des paysans. Il décida de ne commencer la rédaction que s’il se jugeait capable d’écrire à la première personne du singulier, c’est-à-dire d’adopter le point de vue d’un personnage de son livre. Qui plus est, d’une femme. Une paysanne, membre d’une famille assez nombreuse et vivant à une époque révolue.
La rédaction proprement dite dura six ans. Elle entraîna la modification de bien des épisodes et l’apparition d’un personnage de premier plan mais de dernière minute, le pasteur Gartner, celui qui parvient à ouvrir d’abord le cœur du personnage principal, Yvette, puis les portes de l’asile où elle est internée.
À nouveau, les éditions L’Harmattan ont accepté de donner sa chance à ce livre, paru en mars 2014.